Bernard
BUFFET
 
     
 
Bernard BUFFET vu par Jean COCTEAU
 
  reproduction interdite  
     


Iconographie

Documentation

 

Bernard Buffet

à Pierre Bergé

Médiéval. C'est le terme qui s'impose si je cherche à résumer d'un mot l'oeuvre de Bernard Buffet.
Sa chance semble venir d'avoir touché la corde d'un des pendus de Villon.
L'allongement des formes prend chez lui une signification différente de celle (Modigliani en tête) qui nous arrive des figures du Greco.
Je ne songe pas aux foudres, aux mandragores, aux linges tortueux du Greco, mais aux giboulées à l'envers des lances d'Uccello (un drôle d'oiseau, entre nous, capable de fraterniser un jour, au Louvre, avec notre peintre, tellement dur et tendre qu'il combine en sa personne les longues dames des tapisseries à la Licorne et les Chevaliers considérables d'un tournoi).
Tel est le contraste en lui de ce cruel sentimentalisme, qu'on ne s'étonnerait pas de voir des couples enlacés, le jeune homme poussant une bicyclette de sa main libre, traverser les allées vides qu'il aime ou que fleurissent des églantines sur les ronces en fil de fer barbelé dont il protège sa haute et nonchalante solitude.
Ne vous y fiez pas. Une nature morte de Buffet n'est morte que d'un oeil et prête à mordre.
Les ustensiles des Arts Ménagers deviennent, entre ses mains de mince bourreau pâle vêtu de rouge, des instruments de torture aptes à faire parler, coûte que coûte le silence, prendrait-il l'apparence d'une nappe, d'une chaise, d'un peigne, d'une raie ou d'une tête de veau.

A nul autre je ne saurais mieux appliquer cette devise : " Ne mélangez pas les torchons et les serviettes car je suis un torchon. "
Loin du bonnet d'âne en lingerie roide des tables élégantes, Buffet tortille adroitement un torchon jusqu'à en faire une mitre d'évêque espagnol à genoux devant le calvaire des poteaux télégraphiques de Tolède en mettant à l'index toute beauté suspecte de quelque charme.
Médiéval. Buffet laisse derrière son passage une piste funèbre dont les joutes ont crevé l'oeil d'un roi de France.
Mais là où je l'estime incomparable, c'est lorsqu'il porte ce vide à son compte, relègue son arsenal de piques dans les coulisses et règne, comme Louis II de Bavière, dans la loge d'un théâtre vide avec pour tout décor soit une plage et sa mer plate, soit un chantier dont les grues au cou antédiluvien hurlent par l'organe des sirènes d'usine.

_________________________________


Ah ! j'aimerais n'avoir plus recours aux allégories, louer sans couleurs notre peintre, en usant de cette étonnante écriture de mante religieuse dont il me fit l'honneur de calligraphier le monologue de la Voix Humaine.
Mante Religieuse, Evêque de Tolède, Dame à la Licorne, Prince de tournoi, Chevalier endormi sous la neige, voilà nombre de titres qui se ressemblent et qui affichent sur son écusson la noblesse de Bernard Buffet (L'écusson empruntant sa forme capricieuse aux pouces réunis du serment royal.)

_________________________________

Entre autres ridicules, il arrive à l'actualité d'opposer l'aube froide de Buffet au tropical coucher de soleil de Picasso.
" Un clou chasse l'autre " dit cette bavarde, à supposer que Buffet soit le clou de sa génération (dans le sens figuratif du terme) et Picasso un des clous qui attachent à la croix les terribles Christ d'Espagne.

_________________________________

Il va de soi que sous ma plume l'absence de pensée chez l'artiste représente le plus vif des éloges. " Je ne pense pas donc je suis ", voilà le cri que pousserait le vrai peintre si ce cri n'exigeait pas de mettre encore en branle cette fameuse pensée qui paralyse les actes.
Picasso ne pense pas. Il est l'anti-intellectuel type, alors qu'on le charge d'intellectualisme. Il ne pense pas ou plutôt, il pense en actes.
Chacune de ses oeuvres est un acte. Et c'est cette force d'acte qui l'impose à ceux qui le dénigrent.
Il ne peint pas non plus. Il insulte. Il gifle. Il crache à la figure. Il frappe. Il viole. Il enlace. Il lèche. Il caresse la joue.
Il en vint aux actes à la longue. Pour y atteindre, il traversa vite la pensée.
Actuellement libre, Picasso est un groupe formé par le toréro et par le fauve. Buffet, si j'osais le comparer à l'incomparable, s'apparente davantage à cette guêpe que le matador nous évoque.
On dirait qu'une sorte de somnolence enfantine permet à un tueur caché d'apparaître, à un insecte hérissé d'antennes, de pinces, de scies, de jaillir des profondeurs d'un organisme dont la surface donne le change.
Si Buffet pense, il pense peu, et comme il ne se livrera jamais l'effrayante bataille que Picasso se livre, il offre surtout le spectacle d'un duel avec soi-même. Sous le grillage d'un masque en forme d'oeuf, deux Bernard Buffet ferraillent.
Mais en fin de compte, c'est l'ami sans peur et sans reproche dont je voudrais vous dire l'âme. Ame qui s'oppose ensemble à celles de la champêtre famille impressionniste et de la sombre caste du cubisme, caparaçonnée de tôle et de papier journal.

Jean Cocteau - 1957